Fin en 2026 des éditions imprimées de "20 Minutes"
Les vingt dernières minutes
L'éditeur du quotidien gratuit "20 Minutes", TX
Group, a annoncé qu'il mettrait fin l'an prochain à l'édition
papier de ce petit journal diffusé en Suisse dans des éditions
en allemand, en français et en italien. Il a également annoncé
que "20 Minutes" restera présent sur Internet, mais piloté
depuis Zurich (les bureaux régionaux, dont celui de Genève,
seront fermés), et alimenté par l'intelligence artificielle. Et
sans doute pour les textes en français et en italien, traduit de
l'allemand (comme l'article annonçant sa fin prochaine dans la
"Tribune de Genève"). On pourrait se consoler en se disant que
la fin de "20 Minutes" imprimé, ce n'est pas la fin de la presse
et que ce journal n'était pas vraiment un journal de référence,
mais on s'y était habitué. Et il était rédigé par des humains,
pas par des machines (la fin de son édition papier se traduira
par la suppression de 80 postes équivalent plein-temps, dont une
trentaine en Romandie). Et puis, surtout, les raisons de sa
suppression sont exemplaires de celles qui aggravent la crise de
la presse (imprimée, par définition), et les prétexte donnés,
exemplaires des justifications de la mise à mort de journaux qui
pourraient parfaitement survivre -si on le voulait. Mais le
veut-on vraiment ?
Pleurer toutes nos larmes d'encre à chaque mort d'un journal ?
Pourquoi TX Group va-t-il supprimer l'édition
papier de "20 Minutes" ? les justifications données de cette
mise à mort sont les mêmes que celles données pour d'autres
euthanasies médiatiques : le passage du
lectorat du papier vers l'écran et la
baisse des revenus liés à la publicité (ce qui au passage
rappelle que la presse vit moins de l'information que de la
publicité, et moins du soutien de ses lecteurs que de celui de
ses annonceurs, les exceptions à cette règle comme le "Canard
Enchaîné" ou "Le Courrier" étant d'autant plus remarquables). Le
premier numéro du "20 Minutes" en français, le 8 mars 2006,
avait 72 pages et été tiré à 120'000 exemplaires -il avait à
l'époque un concurrent, "Le Matin Bleu", qu'il a bouffé trois
ans plus tard. Le tirage de "20 Minutes" en français avait
atteint 187'000 exemplaires en 2015, il était encore de 137'000
exemplaires en 2023 (445'000 exemplaires toutes éditions
confondues, ce qui en fait le premier quotidien imprimé de
Suisse), et restait rentable, avec un chiffre d'affaire de
presque 100 millions et une marge bénéficiaire de 8 %. Rien
n'obligeait donc son éditeur à le supprimer, pas même l'air du
temps.
Comment remplacera-t-on "20 Minutes", si on tient
à le remplacer ? Par un autre journal gratuit imprimé, par un
autre éditeur ? Par l'édition régionale française de "20
Minutes" ? Elle a aussi été supprimée. En fauchant la "Tribune
de Genève" (ou un autre quotidien régional -mais pas "Le
Courrier", s'il vous plaît) dans les boîtes à journaux ? Ce serait donner prétexte à l'éditeur des derniers
quotidiens imprimés de Romandie de cesser de les distribuer dans
les boîtes à journaux (on n'y trouve d'ailleurs plus "Le
Temps"). Les quotidiens payants, on peut d'ailleurs toujours les
lire gratuitement dans les bibliothèques municipales et les
bistrots.
Lancer un autre journal gratuit, mais qui le lancerait et le financerait ? Peut-on envisager un "gratuit" financé, même à perte, par des collectivités publiques avec une garantie d'indépendance statutaire et rédactionnelles ? On peut l'envisager, certes. Mais le faire accepter par ces collectivités compte tenu des majorités gouvernementales e/o parlementaires qui y règnent, c'est une toute autre histoire (il y faudrait sans doute une initiative populaire, et qu'elle soit acceptée). Le Conseil d'Etat genevois s'est dit "consterné" par la fin du journal et la fermeture de son bureau genevois, mais on s'en fout, qu'il soit consterné, on attend qu'il soit (cré)actif... Renforcer l'aide publique aux media privés n'est plus un tabou, même à droite. Mais quelle aide, et à qui ? Les media écrits ? Ce sont en effet eux qui en ont le plus besoin, et eux qui en reçoivent le moins.
Le "médiologue" (on emprunte le nom de sa spécialité à Regis Debray) Philippe Amez-Droz écrit (dans la "Tribune (encore un peu) de Genève" ) :"Intégrer le rôle éminemment laïque de la presse d'information, en tant que gardienne d'une certaine vision du bien commun, c'est affronter le "bluff technologique" (Jacques Ellul) des réseaux sociaux, ces nouveaux lieux de culte où se déchaînent les opinions et le communautarisme. L'aide à la presse écrite, imprimée ou en ligne, se justifie (...) en raison d'un savoir-faire indispensable en démocratie, celui de souder ces espaces publics en un seul et même espace citoyen", ce qui ne signifie nullement que cet espace soit occupé par une pensée unique. La Suisse accorde un fort soutien direct aux media audiovisuels, mais pas à la presse écrite (sauf une réduction de la TVA et une subvention à la distribution postale des journaux), alors qu'elle compte encore de très nombreux journaux, et que cette forte présence de la presse écrite est assez généralement considérée à la fois comme un signe et une condition de la vitalité de la démocratie (semi) directe. Il y a cependant de l'illusion dans une description du paysage médiatique écrit qui ne tiendrait compte que du nombre de titres : dans la plupart des régions du pays, des groupes en contrôlent de nombreux, et la plupart des plus importants en tirage, en produisant des contenus suprarégionaux (nationaux, internationaux, culturels) communs aux titres qu'ils contrôlent.
Près de la moitié des contenus médiatiques consultés en Romandie, sur papier ou sur écran, sont produits par TX Group, l'éditeur de "20 Minutes", plus connu en Romandie sous le nom de Tamedia, et qui va se concentrer sur quatre marques "fortes" : le Tages Anzeiger, la Berner Zeitung, la Basler Zeitung et, pour les peuplades périphériques, "24 Heures", et va multiplier les reprises entre ses titres de contributions des rédactions centralisées à Zurich, Berne, Bâle et Lausanne (ou des productions de l'"intelligence artificielle), ce qui permettra de réduire les effectifs de rédacteurs. Or quand moins de collaborateurs internes ou externes produisent des contenus identiques ou traduits d'un titre ou d'un site à l'autre la diversité, évidemment, y perd, et la véracité aussi puisque les vérifications se réduisent. On peut toujours geindre sur la perte de la diversité médiatique, mais est-on bien sûr que le public y tient vraiment, à cette diversité, ? Il pourrait bien se contenter de lire, entendre, voir, ce avec quoi il présume être a priori d'accord, ce d'où vient sans doute le succès de réseaux médiatique du genre Bolloré et celui des réseaux sociaux... il paraît que 49 % des Suisses seraient plus heureux en évitant les réseaux sociaux (c'est du moins ce qu'un sondage suggère sur la foi des réponses des sondés). Eh bien, qu'ils les évitent... et se remettent à lire des journaux imprimés -on doute cependant que la fin du dernier "gratuit" suisse en français profite aux "imprimés" payants...
On pleure toutes nos larmes d'encre à chaque mort
d'un journal et Impressum
(l'organisation professionnelle des journalistes) exige "la
cessation immédiate de la destruction du paysage médiatique
suisse ainsi que le maintien d'un journalisme diversifié et
indépendant en Suisse". C'est bien dit, mais on fait quoi, et
comment, pour l'imposer, cette exigence ? exiger quand on n'a
aucun moyen d'imposer ce qu'on exige, est-ce que c'est faire
autre chose que masquer sa coupable résignation ?
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