Genève : La pauvreté dans un canton riche
Gérer les pauvres ?
Genève est riche (le canton est le seul canton
romand à contribuer au "pot commun" de la péréquation financière
fédérale (tous les autres y puisent) et
sera même en 2025 de tous les cantons contributeurs celui qui
contribuera le plus. Mais Genève est aussi l'un des cantons où le fossé
entre les plus riches et les plus pauvres se creuse le plus
profondément. En dix ans, le nombre
de personnes devant avoir recours à l'aide sociale pour ne pas
sombrer y a augmenté de 76 %. Et une personne sur deux
bénéficiant
de cette aide n'a aucune formation professionnelle : leur donner
la possibilité d'en acquérir une, ce serait leur donner, la possibilité
de se passer de cette aide pour
vivre dignement. Les droits donnés aux plus pauvres
s'héritent, comme la pauvreté elle-même : L'Hospice
Général relève
que les parents de 43 % des jeunes à l'aide sociale sont aussi à
l'aide sociale : la pauvreté se reproduit. Comment y répondre ?
en gérant les pauvres, ou en éradiquant la pauvreté subie ?
Qu'est-ce qu'être pauvre ? Il y a deux définitions possibles de la pauvreté : on peut la définir en fonction d'un seuil de revenu -on sera pauvre si on doit se contenter d'un revenu inférieur à 60 % du revenu médian (c'est le seuil retenu par l'Union européenne), ce qui équivaut en Suisse à 2500 francs par mois. On peut aussi la définir à partir en fonction rapport d'assistance : sont pauvres celles et ceux qui ont besoin d'une assistance pour vivre "normalement". Pour Michael Harrington ("The Other America") la pauvreté est une condition spécifique, non incluse dans les questions du travail ou du marché, non identifiable à celle du salaire, non réductible à celle d'une protection sociale insuffisante, mais en lien évident avec celle de l'inégalité. Ce lien fait de la pauvreté autre chose qu'une situation individuelle : une question sociale. L'aide aux pauvres "pour qu'ils atteignent leur potentiel productif", comme la Banque Mondiale le proclamait à la fin des années soixante du siècle dernier n'est en rien une réponse à la pauvreté. La seule réponse qui conviendrait est celle d'une démonétarisation, d'une démarchandisation, et donc de la gratuité de services comme les soins de santé, l'éducation, les transports : l'énergie : la gratuité, ici, est le moyen de l'égalité (elle met le pauvre et le riche au même niveau) et de la satisfaction des besoins essentiels de toutes et tous, sans soumission au marché.
Les ressources mobilisées par les personnes et les ménages les plus modestes pour la satisfaction des besoins essentiels (dont le logement) et la couverture des charges obligatoires (impôts, assurances-maladie notamment) consument une part considérable (jusqu'à la dépasser et à n'être couverte que par des dettes) du revenu disponible. Des dépenses socialement nécessaires (même si elles ne sont pas indispensable à la survie physique des personnes), comme celles portant sur les vacances, les loisirs, la culture, le sport, la communication, sont réduites à la portion congrue, voire à la quasi-impossibilité, d'autres dépenses de couverture de risques (assurance-vie, assurance-maladie complémentaire) restant un luxe pour les travailleuses et travailleurs à bas salaires. En dix ans, à Genève, le nombre de jeunes de 18 à 25 ans dépendants de l'aide sociale a presque doublé, passant de 1428 personnes en 2014 à 2322 personnes en 2024. D'entre les facteurs explicatifs de cette hausse, le décrochage scolaire (interruption de la scolarité obligatoire) a touché 13 % des élèves en 2024, contre 8 % en 2014, et 70 % des jeunes à l'aide sociale n'ont pas de formation achevée au-delà du Cycle d'Orientation. D'autres facteurs jouent, évidemment : les atteintes à la santé psychique, les violences subies, les difficultés financières de la famille.
La Concentration des richesse augmente en Suisse : la "classe moyenne" recule, une toute petite minorité de contribuables voit sa part à la richesse nationale progresser considérablement et le fossé entre les riches et les autres "n'a jamais été aussi grand depuis 1945", selon le secrétaire général d'ATTAC Fribourg. 1 % des contribuables (les plus riches) détiennent 42 % de la fortune nationale, 52% des contribuables (les moins riches) n'en détiennent que 1,2 %. En 2023, 8,1% des Suisses et Suissesses (soit plus de 700'000 personnes) vivaient en dessous du seuil "officiel" de pauvreté (2315 francs par mois pour une personne), 4,4 % des salariés étaient des «working poors» (des travailleurs dont le salaire ne permet pas de vivre sans aide sociale), près d'un million et demi de personnes étaient exposées au «risque de pauvreté», 10,1% de la population a de la peine à joindre les deux bouts, 5,5% est en état de privation matérielle, 18,8% est incapable de faire face à une dépense de 2500 francs, 8,9% ne peut pas s'offrir une semaine de vacance hors du domicile et 4,1% ne peut pas organiser un repas de famille une fois par mois. Les personnes (le plus souvent des femmes) vivant seules, ou dans un ménage monoparental avec des enfants mineurs, les personnes sans formation post-obligatoire, les personnes de nationalité étrangère non-européenne forment les groupes les plus exposés -et ces divers profils sont, évidemment, cumulables. Cela, c'est la réalité d'un pays riche.
A Genève, une nouvelle loi sur l'aide sociale est entrée en vigueur le 1er janvier dernier : elle a pour objectif de réduire le temps de l'aide sociale en accélérant la réinsertion (ou l'insertion tout court) professionnelle, tenue pour clef d'une insertion sociale elle-même tenue comme une condition de la sortie de la pauvreté. Les conditions de la mise en œuvre de cette loi sont dénoncées par le personnel et les syndicats, comme en témoigne un dossier publié par le "Tribune de Genève" le 3 juin : "Une avalanche de dossiers, un management "contrôlant", des changements annoncés brutalement... (...) une forte dégradation des conditions de travail depuis le début de l'année". Tout cela parce que les moyens, notamment (mais pas exclusivement) humains de remplir les objectifs de la loi ne sont pas donnés à ceux qui en sont chargés. Le Département de tutelle, lui, se dit "confiant dans la capacité de l'Hospice Général et de sa direction a mener à bien la mise en oeuvre de la loi". En épuisant le personnel ? Surtout, aucune distance critique n'est prise sur les objectifs même de la loi, et son présupposé : la réinsertion ou l'insertion professionnelle, comme condition de l'insertion sociale. En termes plus crus, on dira : la mise au travail des pauvres pour les sortir de la pauvreté. Ce qui tient peut-être plus du prédicat idéologique que de la réponse empirique. Car nombre d'entre les pauvres y sont déjà au travail. Comme travailleuses et des travailleurs pauvres, ces "working poors" dont le salaire ne permet pas de vivre sans aide sociale. A Genève, le salaire minimum légal a sans doute réduit le nombre de ces travailleurs pauvres, mais pas leur fragilité -celles et ceux qui ne touchent pas plus que lui pour leur travail restent fragile au premier accident de vie, renoncent souvent à des mesures préventives, voire à des soins médicaux curatifs. Et le revenu mensuel moyen d'un artiste est, à Genève, de mille francs inférieur au salaire minimum légal...
Et puis, il y a
les bons pauvres, qui
méritent qu'on les aide, surtout s'ils sont indigènes, et les
mauvais pauvres, qui ne méritent que la méfiance, surtout
s'ils viennent d'ailleurs. Les bons pauvres sont sans revenu
parce qu'ils sont sans travail, et ils sont sans travail parce
qu'ils sont trop jeunes, ou trop vieux, ou malades, ou
handicapés, mais ils veulent travailler. Les mauvais pauvres
pourraient trouver du travail, mais ne font pas ce qu'on exige
qu'ils fassent pour en trouver. Les bons pauvres se cachent et
se réinsèrent, les mauvais pauvres se montrent et se répriment. Comme
ces plus mauvais des mauvais pauvres : les mendiants.
N'aurait-on aboli la misère que pour pouvoir contrôler la pauvreté ?
"Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim"
(Jacques Prévert)
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