La Russie au miroir de la Khovantschina

 

Dire le présent en disant le passé.

La Pentecôte passée, on peut retomber lourdement dans la lourde réalité du monde. On en avait écrit vendredi à propos de Gaza vendredi, on on en écrit aujourd'hui à propos de la Russie. Et on la retrouve en s'étant armé du souvenir, récent, d'une représentation d'opéra, qui nous en dit plus sur le présent russe que bien des analyses éclairées (ou non) de kremlinologues, russologues, poutinologues - qu'ils en prennent de la graine : tout a été dit et chanté par Moussorgsky il y a presque un siècle et-demi. Moussorgsky disait vouloir "traquer le passé dans le présent", et dit le présent de la Russie en disant son passé. Et c'est la représentation, ce printemps, de sa Khovantschina qui nous le rappelle -même si ce fut dans une mise en scène dont les partis-pris sont contestable, et ne nous ont en tout cas pas convaincus, la musique restant ce qu'elle est : splendide (dans les représentation genevoise, c'était dans la version version orchestrée par Chostakovitch et Stravinski), avec sans doute les plus beaux choeurs qui puissent résonner dans un opéra -où résonne le passé traqué dans le présent.

"Pleure, peuple russe, peuple de la faim"

"Nous avons progressé ? -Mensonge. Nous en sommes au même point ! (...) Tant que le peuple ne pourra pas constater de ses propres yeux à quel sauce on le prépare et tant qu'il ne dira pas lui-même à quelle sauce il veut être préparé, nous en serons toujours au même point", écrivait Moussorgsky en 1872 déjà... Dans la Khovantschina, on dirait que Moussorgsky a pressenti ce à quoi allait ressembler la Russie de Poutine : à la Russie du moment de l'accession de Pierre le Grand au pouvoir absolu. L'opéra met en scène la résistance conservatrice des boyards, celle, réactionnaire, des vieux croyants et celle, instrumentalisée, de la milice des Stretsly. On croirait voir le jeu des oligarques, des intégristes religieux et des mercenaires de Wagner. Et les manipulations des uns et des autres, par les autres et les uns. Comme dans son "Boris Godounov", Moussorgsky raconte une histoire brutale, une Histoire manipulée et réécrite par le pouvoir. Une histoire traversée de fanatisme, de radicalité, de violence nue. Et l'histoire d'un peuple qui chante la grandeur du Tsar qui les écrase. Le peuple est d'ailleurs le premier rôle, collectif, de l'opéra. La morale de cette histoire, elle est tirée par l'Innocent de Boris Godounov ("pleure, peuple russe, peuple de la faim") et par les Vieux croyants de la Khovantschina, allant eux-mêmes au bûcher. A la fin, tout le monde disparaît : les boyards comploteurs, le ministre moderniste, les vieux croyants réactionnaire. Tout le monde, sauf Pierre.

L'histoire russe est une source inépuisable de tragédies dont on peut faire d'extraordinaires opéras, et l'histoire russe du XIXe siècle une source aussi foisonnante de débats politiques, sociaux, culturels, religieux et philosophiques qui se poursuivent aujourd'hui : c'est ainsi que le populisme dont on débat si ardemment en ce moment est une "invention" russe du XIXe siècle, dont participe d'ailleurs Moussorgsky.  Quand il prend parti, il ne le fait ni en faveur des boyards, ni en faveur des intégristes religieux, ni en faveur d'un Tsar, mais toujours en faveur du peuple (sans pour autant en nier l'aveuglement, et jusqu'à témoigner de compassion à l'égard des streltsy). L'épisode de la Khovantschina a souvent été résumé en un affrontement entre le futur Pierre le Grand et l'ancienne Russie. Entre l'occidentalisme et la slavophilie, entre le retour aux sources orthodoxes et les Lumières. Mais l'opposition des slavophiles et des occidentalistes perdure depuis plus de deux siècles, et si "occidentaliste"qu'ait pu être Pierre, il était d'abord et surtout un autocrate. Un autocrate modernisateur, mais absolutiste. Qui écrasait des révoltes réactionnaires avec plus encore de férocité que celle dont pouvaient en témoigner les révoltés réprimés. Moussorgsky met en scène le peuple sans s'illusionner sur sa réalité, et l'absence de liberté en Russie sans cultiver plus d'illusion sur ce que le peuple russe, dans l'état d'impuissance et de servitude volontaire où il est, pourrait faire de cette liberté...  Ne reste-t-il alors au peuple russe que les larmes de l'Innocent ?

La Russie de Poutine réécrit l'histoire -la sienne, et au passage celle des autres : le manuel d'histoire destiné à la 11e classe de l'école obligatoire, l'équivalent de la dernière année du Cycle d'Orientation chez nous, révise façon Orwell l'histoire soviétique et russe de 1945 à aujourd'hui. Selon le ministre de l'Education Serguei Kravtsov, co-auteur du livre avec l'ancien ministre de la Culture Vladimir Medinski, il s'agit de "refléter l'influence de la Russie sur l'histoire mondiale". Il s'agit aussi de réduire celle de l'"Occident" pour accroître celle de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine. Quant à l'Ukraine, on lui attribue une "renaissance du nazisme", les soldats russes de l'invasion dont le but était de "mettre fin aux hostilités déclenchées par l'Occident"  sont des "héros" qui avaient déjà "sauvé la paix" en 2014 lors de l'annexion de la Crimée. Toute la Russie est d'ailleurs "un pays de héros, qui ne bombarde "en aucun cas" des quartiers résidentiels. La carte de la Russie présente dans le manuel intègre les régions ukrainiennes occupées de Kherson, Zaporijia, Lougansk et Donetsk. 

Qui, déjà disait que "le problème de la Russie, c'est qu'elle ne sait ni où elle commence, ni où elle finit" ? Moussorsgy ? Non, Vaclav Havel, peut-être...

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