"La valeur des vacances, c'est la vacance des valeurs"
Cette feuille est la dernière
avant une interruption au prétexte des vacances d'été. On sait
bien que, comme Edgar Morin en a exprimé le verdict définitif, "La
valeur des vacances, c'est la vacance des valeurs", mais on en
saisit tout de même le prétexte pour rattraper tous les retards
accumulés depuis des mois dans les travaux que nous consentons
encore à effectuer. On va donc, à la seule exception possible
des 14 juillet et 1er août, histoire de vous gratifier de nos
états d'âme sur la révolution et le patriotisme, se taire
pendant deux mois. Non que nous n’ayons plus rien à dire ou à
écrire (serait-ce le cas, d'ailleurs, que nous le dirions
encore), mais parce qu'il n'y aura plus grand monde pour nous
l'entendre ou le lire. Alors, bonne vacances, les gens. Ne vous
videz pas la tête, mais prenez des forces, la rentrée sera
chaude. Car le climat politique aussi se réchauffe. Localement,
nationalement, mondialement.
Un pouvoir qui serait sans pouvoir ? On appellerait cela la démocratie…
Donc, nous entrons dans le temps des vacances. En n'oubliant pas que "vacances", cela signifie "vide". En n'oubliant pas non plus que, pour celles et ceux qui y sont encore liés, ce que nous fûmes le moins possible, le temps du travail salarié pourrit tout le reste du temps, en continuant à le déterminer lors même que l’on passe désormais apparemment moins de temps sur son lieu de travail qu’ailleurs, du moins quand le lieu de travail et l’ « ailleurs » ne se confondent pas purement et simplement. L’ « ailleurs » du travail aliéné est aliéné par ce travail, qui produit tout ce que le travailleur consommera lors même qu'apparemment il ne travaillera pas ou plus : les industries des loisirs, du tourisme, du spectacle, des media, n’exploitent ni n'aliènent pas moins le travail que les autres industries, et le travailleur consommateur des produits de ces industries ne consomme jamais que le travail qu’elles ont exploité et aliéné. Socialement, la révolution n’est peut-être désormais plus rien d’autre que le mouvement par lequel les dépossédés du temps en reprennent possession, et dépossèdent les maîtres du temps de leur maîtrise. La révolution n’est plus une prise de pouvoir, elle est une prise du temps. Elle n’est plus un changement du régime de propriété, elle est la revendication d’une propriété privée, personnelle, absolue, intransmissible du temps individuel. Elle n’est plus un renversement des dirigeants en place, elle est la volonté qu’il n’y ait plus du tout, plus jamais, de dirigeants du temps personnel des autres.
Au moins, les vacances nous permettent-elles de nous retrouver nous-mêmes ? C'est ce qu'on essaie de nous faire croire. Mais comme le suppose Michel Foucault, il faut cesser de se poser la question kantienne « Qui sommes nous ? » pour se poser celle « Que pouvons-nous faire de nous-mêmes ? » Le capitalisme, qui s’est avancé sous la bannière de l’individualisme, a constitué un individu sans individualité. A ceux qui pleurent ou font mine de pleurer sur la montée de l’individualisme, sur la dissolution individualiste des liens communautaires d’abord, sociaux ensuite, nous pouvons répondre, rassurants : « ne pleurez plus, ce que vous craignez n’est qu’un fantôme… ». Jamais troupeau ne fut plus moutonnier que celui des populations de nos sociétés : elles sont individualistes comme le camembert industriel est « fermier », « rustique » et « moulé à la louche ».
Etant désormais sans identité personnelle autre que celle que la société marchande nous assigne sous forme d’un profil de consommateur, on va se réfugier dans l’affirmation maladive d’une « identité » unique, exclusive, condamnant au silence qui ne s’en revendique pas ou à qui on la nie : un « blanc » ne peut rien dire du colonialisme, un homme rien dire des femmes, un hétérosexuel rien dire de l’homosexualité. Et un bourgeois rien dire d’un ouvrier ? Certes non, il y a des exceptions à l’enfermement identitaire… Pour le reste, que la race n’existe pas dans une espèce humaine désormais réduite à une seule race n’empêche pas que l’on soit raciste ou se prétende « racisé ». Ainsi la revendication victimaire n’est-elle que la dernière aliénation identitaire en vogue, succédant à la plus ancienne : la revendication raciste.
Puisque l'identité est un piège à con, il nous faut, socialement avant que géographiquement, réinventer le nomadisme -et d’abord celui des rôles. Permettre une vie différente suppose la création d’espaces où une vie différente peut déjà être possible, et où les normes de la vie courante ne prévalent plus -ou plus forcément. Des lieux sans maîtres, des lieux sans conformité aux normes sociales. Des Cours des Miracles. Y-a-t-il ambition plus haute que celle-là : réconcilier l’oïkos, l’agora et l’eklesia, le lieu de soi, le lieu de la rencontre des autres et le lieu du pouvoir –d’un pouvoir qui serait sans pouvoir ? On appellerait cela la démocratie…
Et puis, il nous faut, urgemment, nous déconnecter. Il n’y a plus guère qu’à nous-mêmes que nous ne sommes pas connectés, et si le silence se fait rare, c’est qu’on nous a appris à en avoir peur. Mais ce silence que nous fuyons, et que nous devons retrouver -ne serait-ce que pendant deux mois- n’est pas l’absence de bruit, pas même l’absence de bruit humain. Il n’est que l’absence de tous ces bruits parasites dont nous avons fait notre accompagnement indispensable. Un chant d’oiseau, le murmure d’une rivière, ne brisent pas le silence mais le meublent. Le moulin à fausses paroles qui tournent sur elles-mêmes sans plus rien transmettre que leur bruit, détruit le silence sans le meubler, et en sature le monde social pour empêcher les sociétaires (qui après tout ne demandent peut-être que cela…) de trop réfléchir à eux-mêmes et à leur place dans ce monde qui n'est pas le leur mais celui de leurs maîtres.
Serons-nous capables d’imposer, ne serait-ce qu’une fois, une seule, le silence des media, la panne générale des téléphones cellulaires, la déconnexion de tous les ordinateurs –d’imposer le choix entre le silence et la parole vraie, celle de personnes vivantes ? Ce serait là, aujourd’hui, ce que put être (ou qu’on rêvait que soit) naguère la grève générale : l’arme ultime de destruction massive des chaînes sociales… Lorsque nous aurons rétabli le droit au silence et à son éloquence, nous aurons rétabli le droit de nous taire ensemble, comme ces amants qui se regardant en silence se nourrissent l’un.e de l’autre, parce que le visage de chacun.e est une parole silencieuse adressée à l’autre.
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