Genève : Refus populaire des "lois corsets"

 

Et de onze !

On votait dimanche à Genève sur (entre autres) deux lois, dites "lois corsets", visant à enserrer les budgets publics dans des critères purement quantitatifs. Après l'annonce par le Conseil d'Etat d'un projet de budget cantonal portant un déficit de plus de 400 millions, elle tombait fort mal, cette votation. Mais fort mal pour qui ? On ne savait pas. Depuis hier, on sait  : elle tombait fort mal pour la droite : Le peuple a refusé à près de 55 % la loi interdisant la création de nouveaux postes permanents dans la fonction publique cantonale (enseignants exceptés), sauf dérogation votée à deux tiers des voix au Grand Conseil, et à près de 54 % celle plafonnant la hausse des charges non contraintes à celle de la population. Deux âneries votées par le Grand Conseil (de droite) contre l'avis du Conseil d'Etat (de droite), qui se félicitait hier de leur refus populaire. Il n'a pas changé de bord politique, le Conseil d'Etat, il a seulement été capable, contrairement au Grand Conseil, de regarder la réalité sociale en face. Et de comprendre qu'elle devait s'imposer aux budgets. Et que la collectivité doit être capable de répondre aux défis de cette réalité -par exemple, au vieillissement de la population ou au dérèglement climatique. Et qu'elle dispose déjà de suffisamment d’instruments légaux pour gérer ses finances. Bref : dimanche, la droite parlementaire a été pour la onzième et la douzième fois baffée par le peuple. Et on a beau être viscéralement opposés aux châtiment corporels à l'école, on commence à apprécier les châtiments politiques dans les urnes. Même si on doute de leur valeur pédagogique. 

La démographie, ce n'est pas de l'arithmétique. Ni la politique, de la comptabilité.  Ni une collectivité publique une entreprise privée. 

Actuellement, à Genève (mais aussi ailleurs, avec des modalités différentes), lorsqu'un budget cantonal (ou municipal) est excédentaire, une partie de cet excédent sert au remboursement de la dette (une dette n'étant évidemment un problème que si on la rembourse...), une autre à alimenter une réserve conjoncturelle pour les années déficitaires, comme celles que le Conseil d'Etat nous annonce. Mais avec les "lois corsets", un budget déficitaire n'aurait plus permis (sauf exceptions) de répondre aux besoins de la population. Or ces besoins s'accroissent non seulement en raison de l'accroissement démographique, mais surtout en raison de la structure même de la population. Plus de personnes âgées, cela signifie plus d'EMS, plus de lits d'hôpitaux, plus de soignants. Une population précaire plus nombreuse, cela signifie plus d'aide sociale. Plus d'enfants et d'adolescents, cela signifie plus de crèches, plus d'éducateurs et d'éducatrices, et dans les écoles, pas seulement plus d'enseignants et d'enseignantes, mais aussi plus de matériel scolaire, plus de bibliothécaires, plus de personnel administratif. Et plus d'écoles à la charge des communes... C'est le financement de ces tâches qu'en refusant les "lois corsets", les Genevois.es ont voulu maintenir, sans le conditionner à des coupes dans une prestation pour pouvoir en assumer une autre : à quoi cela rimerait-il de renoncer à la gratuité (partielle) des TPG pour pouvoir ouvrir un EMS ou un collège ? Ou renoncer à ouvrir un EMS pour pouvoir payer de plus en plus de subsides d'assurance-maladie puisque les primes ne cessent d'augmenter ? 

Un budget, ce n'est qu'un ensemble d'autorisations de dépenses fondées sur des hypothèses de recettes. Il peut parfaitement être déficitaire, cela ne dit rien ni de ce qui adviendra de ce déficit -et à Genève, Ville ou canton, des budgets déficitaires se sont soldés depuis dix ans par des comptes très largement excédentaires. La dette genevoise est basse, la réserve conjoncturelle est milliardaire, Genève s'est déjà affublée d'un "frein au déficit" et d'un "frein à l'endettement", d'une obligation de "retour à l'équilibre"... A quoi donc pouvaient bien servir de plus les "lois corsets" approuvées par le parlement, sinon à prendre une posture ? Et pourquoi  la droite, majoritaire au Grand Conseil et au Conseil d'Etat n'applique-t-elle pas les recettes qu'elle propose dans ses "lois corset" ?   Commentant la présentation par les six autres membres du Conseil d'Etat d'un projet de budget se soldant par un déficit de 409 millions, Antonio Hodgers avait considéré que "ce plan financier quadriennal non équilibré illustre une incapacité collective à anticiper des effets pourtant prévisibles et à faire des choix politiques". Il se trompe : la majorité de droite du Conseil d'Etat sait parfaitement ce qu'elle fait, et méfait, obnubilée par les charges et allergique aux recettes. Et refusant l'évidence de déficits aggravés par les baisses d'impôts dont elle se fait un totem. 

Le patronat et la droite chantent, notamment à Genève, depuis des années la même chanson triste : l'Etat prend trop de place, emploie trop de monde, dépense trop, en fait trop. Jusqu'à ce que le contexte (pandémique, économique, géostratégique) poussent les mêmes à supplier l'Etat d'en faire plus, de dépenser plus, de prendre plus de place... pour défendre "l'économie". L'économie, pas la société : à Genève, où 56 % de la richesse est détenue par 1 % de la population, on compte 16 milliardaires et 345 multimillionnaires pour plus de 100 millions, 15'000 personnes ont besoin d'aide alimentaire chaque semaine...

Les syndicats patronaux genevois avaient brandi, avant la votation, une "étude" les confortant dans leur conviction que les services publics, et donc la fonction publique, prend à Genève trop de place, plus de place qu'ailleurs. En oubliant volontairement que Genève est avec Bâle le seul canton suisse où la majorité de la population habite en ville (c'est-à-dire dans une zone urbaine formée de plusieurs communes contiguës) et qu'il y a toujours, partout, plus de services publics en ville qu'en campagne ou en banlieue. Entre 2012 et 2022, la part de l'emploi public dans le total de l'emploi du canton a certes progressé de 2,1 %. Mais ce sont des secteurs essentiels, comme la santé et le social, mais aussi la petite enfance (les crèches) qui ont contribué le plus à cette croissance de l'emploi public. Car la mission du secteur public n'est pas de croître par amour de la croissance, c'est d'assurer à la population des prestations qui correspondent à des droits sociaux : le logement, la santé, l'éducation... et ce sont les besoins qui doivent déterminer les ressources, pas le contraire. Or les besoins croissent plus rapidement, et plus lourdement, que la population. On retombe, là, dans le vieux clivage entre la gauche et la droite -s'agissant en l'occurrence des budgets publics. Le vieux clivage entre une droite qui veut calibrer les dépenses aux recettes après avoir réduit les recettes pour pouvoir couper dans les dépenses, et une gauche qui veut calibrer les recettes aux dépenses pour pouvoir couvrir les besoins. Vieux débat dont le champ, finalement, est toujours l'impôt... 

Inutile, sans doute, d'ajouter que tout ce qu'on vient d'écrire des finances cantonales s'applique aux finances communales. Mais on l'écrit quand même : la démographie, ce n'est pas de l'arithmétique. Ni la politique, de la comptabilité. Ni une collectivité publique une entreprise privée. 


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