Comédie de Genève : Questions de fond

 

Management chaotique, mépris de la création locale, direction formée par copinage, autoprogrammation des créations de la directrice (ce qu'autorise toutefois son cahier des charges), départ de quinze (dix selon la directrice) des 80 employés de la Maison, discriminations, dénigrements, : la direction de la Comédie, à commencer par la directrice elle-même, Séverine Chavrier (qui dénonce une "cabale"), en a pris pour son grade, ces derniers jours, avec et depuis les deux pleines pages que lui a consacrées la "Tribune de Genève" de vendredi, et le déferlement de réactions (des "milieux culturels" surtout) sur les "réseaux". Des réactions si nombreuses, et pour certaines si pertinentes, qu'on ne peut sans mauvaise foi (ou volonté de se défausser) considérer la crise actuelle comme une simple péripétie : elle questionne sur le fond : celui du fonctionnement et du rôle des institutions culturelles publiques, et des responsabilités des différents acteurs politiques impliqués dans ces institutions : comment ces responsabilités se répartissent-elles, que peuvent ou doivent faire le Conseil administratif, le Conseil municipal, le Conseil de fondation, les représentants des uns et des autres dans ce Conseil... Certes, on reconnaît en Séverine Chavrier une "visionnaire" et une "artiste hors pair", mais on dénonce son comportement "toxique et pervers", et son mépris de la mission que lui impose son cahier des charges, de promouvoir les productions locales et régionales, de collaborer avec les acteurs culturels genevois et romands. Le débat autour de la direction de la Nouvelle Comédie pose, même dans ce qu'il contient de polémiques, toutes ces questions. Ce sont de fortes questions de politique culturelle. Et ce n'est pas la première fois qu'une crise les pose à à la Nouvelle Comédie ou ailleurs (au Grand Théâtre, par exemple)... Ni qu'une institution, c'est-à-dire ses instances dirigeantes, refuse de se remettre en cause, minimise ou nie  la crise qu'elle traverse, refuse d'entendre celles et ceux qui dénoncent des pratiques qu'elle ne peut assumer, mais qu'elle refuse de condamner...

"On ne souffre point de Comédie à Genève"

Les mots par lesquels sont dénoncés les comportements de la direction de la Comédie aujourd'hui ne sont certes pas les mêmes que ceux avec lesquels les équipes de la Comédie dénonçaient, il y a un peu plus de deux ans, les méthodes et les attitudes du dramaturge polonais Krystian Lupa -un conflit qui avait conduit la direction d'alors à annuler dans ses murs le spectacle adapté du récit de W. G. Sebald, "Les Emigrants", le personnel technique du théâtre genevois refusant de continuer à travailler sous la férule et les hurlements du metteur en scène, La direction d'alors de la Comédie expliquait alors sa décision d'annuler le spectacle  en raison des manquements répétés de l’artiste aux valeurs du théâtre, telles « se retrouvent dans un règlement du personnel, une charte de comportement et les contrats signés avec chaque équipe artistique ». La directrice actuelle de la Comédie, Séverine Chavrier, s'était alors solidarisée, en tant que future directrice, avec la décision de la direction sortante. Aujourd'hui, elle réfute les accusations portées contre elle et la direction (une équipe "soudée"). 

Etre un grand ou une grande artiste ne dispense pas, quand on se retrouve patron ou patronne d'une institution, de respecter le personnel de cette institution. Et quand cette institution est une institution publique ancrée dans un contexte local, de respecter les acteurs culturels de ce contexte. La directrice le sait, sans doute, puisqu'elle a affirmé "son attachement profond au respect du travail artistique dans toute sa diversité, à la collaboration avec les artistes et équipes suisses et à construire une maison artistique exigeante, ouverte et respectueuse de chacun et de chacune". Ne reste plus qu'à faire de cette protestation d'engagement une réalité de fonctionnement...

Nous écrivions il y a deux ans que "Le temps est passé des créateurs tout-puissants. Ils le restent sur leur création -ils n'ont plus à l'être, sur les hommes et les femmes qui permettent que cette création soit accessible à un public. Les démiurges sont morts, il n'est plus de créateur suprême". Ce qui valait et vaut encore pour les créateurs vaut pour les directions. Les mots des accusations portées contre Séverine Chavrier aujourd'hui ne sont pas les mêmes que ceux des accusations portées il y a deux ans contre Krystian Lupa, l'histoire ne se répète pas et si on reprochait il y a deux à la direction d'alors de la Comédie d'en avoir trop fait, trop vite, on reproche à la direction actuelle de ne pas en faire assez et de le faire trop mal. Cependant certaines des causes des crises  précédentes (à la Comédie comme, avant elle, au Grand Théâtre),  perdurent... Et d'entre ces causes, les incertitudes sur le rôle d'une institution culturelle publique, le rôle de la direction de cette institution, le rôle des instances politiques -et, précisément dans le cas de la Comédie, le rôle de son Conseil de fondation et accessoirement, mais alors très accessoirement, l'utilité de représentants du Conseil municipal au sein du Conseil de fondation quand ces représentants n'ont pas le droit de rendre compte, ni au Conseil municipal ni à leurs partis politiques, de leur mandat et des débats au sein du Conseil.

D'abord, il y a ceci : la Nouvelle Comédie n'est pas un théâtre en gestion directe, dont la Ville (c'est-à-dire le Conseil administratif, c'est à dire la Conseillère administrative chargée de la culture) fait ce qu'elle veut, et à la tête de quoi elle nomme qui elle veut : c'est un théâtre autonome, quoique sous surveillance du Conseil administratif, et plus précisément, l'un des deux théâtres (avec le Poche) de la Fondation d'Art dramatique, fondation de droit public. . Il en découle que le Conseil municipal peut certes dire ce qu'il pense de la situation, et que sa commission culturelle peut (et même devra) auditionne la direction, le personnel de la Comédie, les syndicats les représentants des théâtres indépendants genevois, la fondation, mais que le Conseil municipal, aucun pouvoir de décision, ni sur le programme de la Comédie, ni sur le choix de sa direction. Il peut  exprimer un  avis (par voie de résolution) et demander un audit, et solliciter la Cour des Comptes (ce que que chaque citoyen.ne, élu.e ou non, peut également faire), mais n'a sur la Comédie que l'arme financière : la subvention. Encore faut-il d'ailleurs qu'il ait voté le budget de la Ville qui la contient, comme une subvention essentiellement destinée au fonctionnement de l'institution. S'il veut plus de pouvoir, ou en donner plus au Conseil administratif, c’est-à-dire à la Ville, Le Conseil municipal n'a guère de possibilité que décider (il en a le pouvoir) de passer de l'autonomie donnée par la fondation de droit public à la gestion directe par la Ville. 

Qui nomme la direction de La Comédie ? Formellement, c'est le Conseil administratif. Mais en réalité, cette nomination est une ratification du choix de la Fondation. Au sein du Conseil de laquelle siègent des représentants du Conseil municipal, issus de tous les groupes politiques du Conseil municipal. Mais qui ne peuvent sans risquer de se rendre coupables, ou à tout le moins suspects, de violation de leur secret de fonction. A quoi, et à qui, servent-ils alors ? On aimerait les entendre, on le les entend pas... On sait que la Fondation a auditionné la commission du personnel de la Comédie -mais on l'a appris par la presse, pas par celles et ceux qui sont supposés représenter le Conseil municipal. 

Qui définit le cahier des charges de la direction d'une institution publique -qu'elle soit en gestion directe ou autonome ? Le Conseil administratif.  Qui définit le programme de La Comédie ? Sa direction. Rien d'ailleurs ne serait pire qu'une programmation théâtrale décidée par le Conseil municipal , ou par la Commission des Arts & de la Culture (la CARTS) du Conseil municipal, ou par le Conseil administratif. Joëlle Bertossa n'est pas Andreï Jdanov ni la CARTS le Commissariat du peuple à la culture.

D'une manière ou d'une autre, la Comédie sortira de la crise qu'elle traverse. Un audit sera sans doute effectué (on souhaite qu'il le soit par la Cour des Comptes) sur le fonctionnement de l’institution, les choix de la direction, l'utilisation des ressources allouées par la Ville. Il faudra alors qu''on fasse bon usage de ce qu'on apprendra, à supposer qu'on ne le savait pas déjà. Et que des décisions soient prises, pour éviter qu'on ne sorte d'une crise que pour entrer dans une autre. Ne peut-on envisager de ne plus engager à la direction d'une grande institution théâtrale que des personnes renonçant à y effectuer des mises en scène ? à ne les engager durablement qu'après un temps d'essai d'une ou deux saisons, le temps de jauger leur première programmation personnelle ? Et même, d'en finir avec la Fondation d'Art Dramatique, et de gérer la Comédie et Le poche comme est géré le Grütli ? 

En attendant, on va relire la lettre de Rousseau à d'Alembert, qui regrettait dans son article "Genève" de l'Enyclopédie qu' "On ne souffre point de Comédie à Geneve"... on vous conseille la lecture de l'article et de la réponse de Rousseau (si vous ne l'avez pas sous la main, c'est par là : https://www.rousseauonline.ch/pdf/rousseauonline-0029.pdf) : "Imaginez la Comédie aussi parfaite quʼil vous plaira", mais ne lui attribuez pas "le pouvoir de changer des sentimens ni des mœurs quʼil ne peut que suivre & embellir".

"Les Spectacles sont faits pour le peuple, & ce nʼest que par leurs effets sur lui, quʼon peut déterminer leurs qualités", que "cʼest nécessairement le plaisir quʼils donnent, & non leur utilité, qui la détermine. Si lʼutilité peut sʼy trouver, à la bonne heure; mais lʼobjet principal est de plaire, &, pourvu que le Peuple sʼamuse, cet objet est assez rempli". Ce n'est pas qu'on rejoigne Rousseau dans sa conception d'un théâtre fait non pour les comédiens, les auteurs des pièces ou les directions des théâtres mais pour "le peuple", c'est seulement qu'on se pose toujours les questions qu'il posait, même si on ne partage pas forcément les réponses qu'il y donne.  Et d'entre ces questions, il y a celle du lien d'un théâtre à la cité.

Mais Rousseau ne serait-il pas, après tout, qu'un PAGDM* ?

*petit auteur genevois de merde...

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