Des usages illégitimes de la "violence légitime"

Pas d'exception policière

En 2023, pour attirer à elle l'électorat policier du MCG, l'UDC lançait une initiative populaire "je protège la police qui me protège", proposant d'accorder aux policiers et policières une forme d'immunité pour les mettre à l'abri de poursuites judiciaires. Mal rédigée par un avocat PLR rallié à l'UDC (Charles Poncet), elle était si mal foutue qu'elle avait été partiellement invalidée par le Conseil d'Etat, puis partiellement censurée par la Cour de Justice, sur recours des Juristes progressistes. Ne restait donc qu'une seule disposition, pas plus acceptable que les autres, mais formellement compatible avec l'ordre juridique : il faudrait une autorisation de la commission législative du Grand Conseil pour pouvoir entamer une procédure pénale contre un habitant de la Maison Poulaga dans l'exercice de ses fonctions poulaguesques. Bref : une procédure politique, dépendant de la composition politique d'une instance parlementaire, serait un préalable à une procédure judiciaire. En votation, le 28 septembre, cette initiative a été balayée à plus de deux tiers des votes. Cette baffe, c'est tout ce que méritait une l'initiative pour une police au-dessus des lois, surtout en ce moment où, pour le dire en périphrase allusive, les usages illégitimes de la violence légitime se multiplient, notamment (mais pas exclusivement) à Lausanne et Genève.

L'Etat de droit, c'est un Etat tenu de respecter son propre droit...

L'initiative opportuniste, électoraliste, inapplicable et trompeuse de l'UDC et que même ses auteurs ne défendaient plus vraiment (elle avait été lancée en période électorale, tous les partis sauf l'UDC et le MCG la combattaient, même les syndicats de police ne la soutenaient pas), demandait d'accorder aux policiers et policières, tous statuts confondus (y compris les assistant.e.s et le personnel administratif, et sans doute les membres des polices municipales) une forme d'immunité contre les infractions qu'ils commettraient dans le cadre de leur fonction : toute poursuite contre un policier devrait obtenir l'accord de la commission législative d'un parlement cantonal au sein duquel siègent des policiers. C'était mettre la police au-dessus des lois et saper la confiance dont elle peut jouir auprès de la population. En accordant aux policiers un privilège qui ne l'est (encore) qu'aux titulaires des plus hautes fonctions publiques, c'était aussi décourager les victimes de débordements policiers de faire valoir leurs droits en justice, surtout si elles font partie des groupes qui sont particulièrement victimes de débordements policiers et de cécité judiciaire : les personnes précarisées, les migrants (surtout s'ils sont africains) avec lesquels le sociologue David Pichonnaz observe que "la police a un problème", les manifestant.e.s...

L'initiatve udéciste a finalement été poubellisée par le peuple, , au grand soulagement du Conseil d'Etat :  "Pour garantir l'Etat de droit, il est fondamental que la police ne soit pas placée au-dessus des lois qu'elle est chargée de faire respecter", avait affirmé la Conseillère d'Etat Carole-Anne Kast. Tout serait alors dans la manière dont la police croit pouvoir faire respecter les lois : en les respectant elle-même, ou s'autorisant à les ignorer ? Dans les procédures (assez rares, autour de 150 par années) qui permettent (ou pas, dans les trois quarts des cas) de sanctionner les policiers qui n'auraient pas respecté le cadre légal,  ces cas sont automatiquement traités par l'Inspection générale des services, laquelle est indépendante de la police et placée sous l'autorité du Ministère public. 

Alors, de quoi, de quels actes, de quels débordements parle-t-on ? Dans le canton de Vaud, après trois décès (deux hommes et une jeune fille)  lors d'interventions policière, a éclaté à Lausanne une affaire révélant des propos racistes et sexistes sur des groupes WhatsApp. 

A Genève, le 2 octobre, c'est la violente répression d'une manifestation pour Gaza qui fait scandale, et est dénoncée par la ligue Suisse des droits humains-Genève, la Coordination genevoise pour le droit de manifester et l'Association des juristes progressistes. Puis, le 17 octobre, à Genève, c'est une brutale intervention policière contre deux jeunes motards et, victimes collatérales, des spectateurs et des acteurs d'une représentation théâtrale, au Théâtre du Loup : la représentation venait de se terminer -une autre pouvait commencer : une course poursuite entre une patrouille de police et deux jeunes à moto. Il était 22 heures, une partie du public et des comédiens discutaient dehors, quand deux motos survinrent, heurtèrent un cordon de métal, chutèrent avec leurs conducteurs, éjectés et hurlant de douleur alors qu'arrivait une patrouille de police qui les poursuivait. Les policiers plaquent les deux motards accidentés au sol, un agent pointe son flingue sur l'un des deux. Un comédien s'approche et lui demande de faire attention, car les fuyards sont blessés. Le comédien est lui-même braqué par le policier. Arrivent des agents en civil, qui tentent de saisir les téléphones des témoins. Un comédien (la seule personne "racisée" présente sur les lieux, mais c'est sans doute un bête hasard...) est frappé, plaqué au sol et menotté à l'intérieur du théâtre, les témoins sont menacés de sprays au poivre par les policiers, une spectatrice est jetée à terre... Bref, une belle bavure, dénoncée par la direction du Théâtre qui, dans une lettre ouverte à la Conseillère d'Etat Carole-Anne Kast et à la commandante de la police, Monica Bonfanti, leur demande des éclaircissements. La commandante a saisi l'Inspection générale des services de ce que le Théâtre dénonce comme une "intervention disproportionnée" faisant usage d'une violence "inappropriée".  

Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir ce qu'on fait des agents de l'Etat qui commettent des actes que le droit de l'Etat ne les autorise pas à commettre ? Et l'Etat lui-même est-il coupable, ou complice, des actes de ses agents ?  Max Weber écrit, dans Le Savant et le Politique, que "l’État est cette communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire déterminé (...), revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime ». Et c'est l'Etat lui-même qui choisit, autrement dit légitime, les individus et les organisations qui peuvent faire usage de la violence ou statuer sur sa légitimité. Mais si la police est un bras armé de l'Etat (l'armée en étant un autre), elle n'est pas pour autant l'Etat lui-même, surtout pas quand cet Etat se dit de droit, et même démocratique. 

Comme l'écrivait le syndicat SIT avant la votation, "lorsqu'on détient le monopole de l'usage légal de la violence, et donc un pouvoir exorbitant, on a un devoir accru face aux risques, et l'obligation sociale de contrôle est indispensable". Ou, pour le dire autrement, celles et ceux dont le métier est de faire respecter la loi doivent eux et elles-mêmes la respecter. Leur légitimité est à ce prix -celui de l'Etat de droit, c'est-à-dire d'un Etat tenu de respecter son propre droit. Cela devrait relever de l'évidence. Mais pas d'un horizon indépassable : la police n'est pas forcément, pas plus que la prison, une institution indispensable -du moins si on ne se résigne pas à ce que "notre" société soit la seule possible, qu'elle soit sans alternative, qu'on ne puisse en penser une autre. Et même, se battre pour qu'elle advienne.  

Pour aller plus loin que la nécessité policière, pénale, judiciaire, on ne saurait trop vous conseiller la lecture roborative de l'entretien paru dans "Le Courrier" avec la sociologue Gwenola Rocordeau (https://lecourrier.ch/2025/10/28/si-on-supprimait-la-police/).



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