Vendredi 28 novembre, "Black Friday" 2025
L'âge de la falsification
Vendredi 28 novembre, on sera dans le calendrier républicain le jour du miel. Et dans le calendrier consumériste celui du "Black Friday" (il s’imposait évidemment qu'on lui attribuât un label en globish). Le grand jour de la grande fête de la consommation compulsive. Le jour de la sainte marchandise. En nous y prenant, espérons-le, à temps, on rappellera de quoi il est question. On le rappellera, parce qu'on devrait le savoir, depuis le temps qu'on nous le dit : « Le grand problème de la production capitaliste n’est plus de trouver des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir des consommateurs, d’exciter leurs appétits et de leur créer des besoins factices. (…) Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’existence. Notre époque sera appelée « l’âge de la falsification » comme les premières époques de l’humanité ont reçu les noms d’âge de pierre, d’âge de bronze, du caractère de leur production. (…) Ces falsifications (…) sont désastreuses pour la qualité des marchandises, si elles sont une source intarissable de gaspillage de travail humain » (Paul Lafargue, le Droit à la paresse).
Piège à cons(ommateurs)
« Jouir sans entraves » fut dans les années '68 un mot d'ordre révolutionnaire; qu'il soit devenu le maître mot de l'appel à consommer tout ce que l'on désire, tous ceux et toutes celles que l'on désire, et tout de suite, dit mieux que des milliers de pages, à la fois la force du capitalisme et la faiblesse de ses adversaires. Aux désirs mobilisé par et pour la marchandise, nous avons à opposer d'autres désirs, plus forts, plus radicaux, plus libérateurs -non à prôner un ascétisme que nous serions les premiers à transgresser, mais à en inventer un qui réduise la marchandise à ce qu'elle est, au lieu que de faire de nos désirs de nouvelles marchandises. Car qui ne se conçoit plus que comme consommateur est consommé. La socialisation de la marchandise aboutit à la mercantilisation de la politique : il n'y a plus de citoyens, il n'y a plus que des clients de politiciens ou de partis, des consommateurs de politique comme ils sont, aussi, devenus consommateurs de justice, de santé, d'éducation, de culture. Ces consommateurs ont une valeur inégale pour les producteurs et les vendeurs de ce qu'ils consomment, comme ils ont une valeur inégale pour les producteurs et les vendeurs de biens et de services marchands traditionnels : on ne s'adresse pas à un milliardaire comme on s'adresse à un chômeur en fin de droits. Erri de Luca observe, amèrement, qu'en ce processus, l'Italie de Berlusconi a été prophétique, comme elle l'avait déjà été avec le fascisme. Et la Mafia. Nos siècles ont les contre-réformes qu'ils méritent, et on mesure encore mal l'écrasante, et presque infinie, immensité du travail humain nécessaire à la production de marchandises inutiles, voire nuisibles, et on mesure mal la part de ce travail lui-même inutile qui est faite d'un travail insupportable pour qui est contraint de le fournir.
En réalité, les hommes et les femmes qui fournissent le travail nécessaire à la production de l'inutilité et de la nuisance marchande s'épuisent à ne rien faire qui vaille -socialement : à ne rien faire sinon à se dégrader eux-mêmes. Quand règne la marchandise, elle règne seule, et son règne commence par la mise à mort de tout ce qui la dépasse. Toute transcendance de la marchandise est ennemie de son règne : culture, religion, politique, doivent succomber, ou se réduire à n'être plus elles-mêmes que marchandises. L'empire de la marchandise est totalitaire -mais contrairement à ceux dont l'empire se bâtissait par l'Etat, et qui se heurtaient à d'autres empires, parfois d'autres totalitarismes, qui le contenaient en s'y confrontant, le totalitarisme marchand est sans contre-pouvoir, et même les enclos théocratiques ou dictatoriaux qui prétendent le refuser, soit y cèdent (ou laissent leurs dirigeants y céder pour eux-mêmes, et eux-mêmes seuls), soit ne s'en préservent qu'en construisant autour d'eux des murailles policières et militaires qui produisent de la misère en-dedans au prétexte de se préserver de l'aliénation du dehors. La Corée du Nord n'est pas une alternative à la Fnac...
C'est bien d'un totalitarisme dont on doit prendre conscience : le totalitarisme de la marchandise, qui comme tout totalitarisme rêve d'un « homme nouveau » façonné par lui, à sa convenance et pour en faire l'usage qui lui convient. L' « homme nouveau » du totalitarisme marchand n'est pas seulement cet « homme ancien » dont on aurait extirpé toute trace d'esprit critique, c'est aussi un homme -un humain- réduit à l'état d'objet consommant -un objet qui comme toute marchandise a un prix, et donc ne doit plus avoir ce que Kant opposait précisément au prix : la dignité. Le consommateur est, littéralement, indigne. Et le "Black Friday" est la grande célébration de cette indignité.
A nous voir nous précipiter dans ce piège à cons...ommateurs, on ne pourra que se dire que nous méritons d'être ce en quoi il nous prend et fait de nous.



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