Demain commencent les fêtes de Noël et de fin d'année, et alors ?
Faire ou défaire la fête ?
Nous entrons aujourd'hui, officiellement, dans le temps des fêtes de fin d'année, Noël, Nouvel-An, toutes ces sortes de rites... Temps de fêtes, vraiment ? peut-être -mais comme il ne peut y avoir de fête obligatoire puisque l'obligation est la négation de la fête, et la fête la négation d'une obligation (sinon on est précisément dans un rite), le temps qui s'ouvre aujourd'hui (et qui n'est pas un temps de vacances pour toutes celles et tous ceux qui vont devoir être présents au travail pour que d'autres puissent y être absents, ou soignés, ou sauvés, ou débarrassés des ordures) ne saurait être un temps de fête que si on en a décidé ainsi. Pour quelque raison que ce soit. Et après tout, il n'y a pas de raison péremptoire de "fêter" Noël ou l'An nouveau, puisque le Noël chrétien n'est qu'un habillage religieux de la vieille fête païenne du solstice d'hiver, et l'An nouveau une convention calendaire (au Moyen-Age, l'année commençait généralement le jour de Pâques du calendrier julien, et le calendrier républicain français la faisait commencer le 22 septembre du calendrier grégorien...). Mais foin de ces discussions qu'on admet être quelque peu oiseuses : si vous voulez faire la fête, faites la fête. Si vous n'en avez pas envie, ne vous y forcez pas, mais profitez, tant que vous le pouvez, de la possibilité que les conventions sociales vous offrent pendant deux semaines de les ignorer... Faire la fête, c'est aussi pourvoir la défaire.
Vous célébrez la naissance d'un Messie ? Pensez aussi, un peu, à Antigone.
Des temps de vacances devraient nous permettre de cesser de nous poser la question kantienne « Qui sommes nous ? » pour nous poser celle, foucaldienne, « Que pouvons-nous faire de nous-mêmes ? » Le capitalisme, qui s’est avancé sous la bannière de l’individualisme, a constitué un individu sans individualité. A ceux qui pleurent ou font mine de pleurer sur la montée de l’individualisme, sur la dissolution individualiste des liens communautaires d’abord, sociaux ensuite, nous pouvons répondre, rassurants : « ne pleurez plus, ce que vous craignez n’est qu’un fantôme… » : jamais troupeau ne fut plus moutonnier que celui des populations de nos sociétés. Nos sociétés sont individualistes comme le camembert industriel est « fermier », « rustique » et « moulé à la louche ».
Nous en sommes bien à ce stade où la vie privée est privée de vie, où toute expression de la vie, jusqu’à l’ultime, jusqu’à la mort elle-même, devient service marchand. Où, quand le souci de soi éteint le souci de nous, qu’il n’est plus de bonheur qu’individuel, plus de liberté qu’intérieure, quand l’individu se construit comme une forteresse contre les autres individus et contre le collectif, il n’y a plus de lutte possible pour changer le monde, plus que des combats pour changer sa place dans un monde inchangé.
Que maîtrisons-nous de notre propre vie, entre le moment d'une naissance que nous n'avons pas choisie et celui d'une mort que nous ne pouvons éviter ? Nous ne maîtrisons ni nos sentiments, ni nos besoins vitaux : les premiers nous soulèvent ou nous abaissent sans que nous n'y puissions grand ’chose, les seconds nous lient au réel sans que nous puissions dénouer ces liens. Nous ne pouvons pas plus éviter d'aimer ou de haïr que nous passer de manger et de boire. Seules nos envies (nos envies, pas nos désirs) sont à notre portée, et à notre portée, parfois, le choix de les satisfaire ou non. Nos frustrations nous appartiennent : les sous-prolétaires de nos cités n’ont toujours ni les moyens ni de se loger, ni ceux de se nourrir, mais ne se conçoivent plus sans smartphone.
Que faisons de notre temps, qu'il soit de travail, de vacances, de retraite ? Le temps est une force de production -sans doute la plus importante, celle dont l’appropriation est, socialement et politiquement, la plus déterminante, la plus porteuse de pouvoir, et la plus provocatrice d’inégalités. Une année de salarié est égale en temps à une année de patron, une année de mendiant à une année de trader, une année de chômeur à une année de rentier, une année de rentier à une année d'"actif" –mais si le temps est le même, les moyens de le vivre sont incomparables, quantitativement (en ressources matérielles) et qualitativement (en pouvoir sur sa propre vie).
Le « temps libre » octroyé pour son plus grand profit par le capitalisme aux travailleurs n’est pas plus libre que le commerce que les transnationales laissent encore faire aux petites entreprises, et que ce « temps libre » n’a pour nous strictement aucun intérêt, d’autant qu’en fait de « liberté » il ne s’agit que celle d’une consommation accrue, souvent compulsive, des marchandises produites par les industries du tourisme, du spectacle et des media, grandes captatrices du temps salarié de « leurs » travailleurs.
Faisons donc du temps de nos vacances un temps de reprise de nos forces de résistance à l'ordre social. De redécouverte que toute lutte libère qui la mène. Et si vous voulez célébrer la naissance d'un Messie, n'oubliez pas de penser aussi, un peu, à Antigone.



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