Soutenir la presse locale genevoise : vraiment ou platoniquement ?

A Genève, le Grand Conseil, c'est-à-dire plus précisément sa majorité de droite agglutinée (UDC, MCG, PLR, Centre, LJS), a refusé la proposition de la gauche de créer une fondation de soutien aux media locaux. Le Conseil municipal de la Ville (en l'occurrence, sa commission des finances) travaille sur une proposition comparable, la motion M-1884 (PS, Ensemble à Gauche, Verts) "soutenir vraiment la presse locale". Cette proposition s'inspire, explicitement, de l'appel lancé en novembre de l'année dernière, et signé par plus de 4500 personnes, "pour la survie de la presse régionale", et vise à le traduire en actes par la Ville de Genève, comme la proposition refusée par la droite cantonale le demandait au canton, notamment en créant une fondation pour la presse écrite -une proposition qui pourrait être reprise par la Ville de Genève. Et tout est dans le "vraiment" du titre de la motion municipale... Parce que les mêmes qui s'opposent à des mesures concrètes de soutien à la presse locale en ont plein la bouche, d'amour pour elle... platonique, l'amour...

A quoi servent les journalistes ? à nourrir ce qui tue leur profession ?

La motion que nous avons, l'année dernière, déposée au Conseil municipal, qui l'a renvoyée à sa commission des Finances, ne propose aucun critère lié au contenu des media à soutenir : le seul critère est leur localisation. Il s'agit de soutenir "les journaux édités à Genève", sans autre précision. Une première version de la motion parlait des journaux indépendants, mais après en avoir discuté avec des journalistes de quotidiens genevois, il nous était apparu qu'il aurait fallu alors définir ce que l'on considère comme "indépendant" : la "Tribune de Genève", quotidien local historique, l'est-elle, alors qu'elle est contrôlée par un groupe national ?

Il reste trois quotidiens genevois, au sens où leur rédaction est à Genève : "La Tribune de Genève", "Le Courrier" et "Le Temps". "La Voix Ouvrière", "La Suisse" et le "Journal de Genève" ont disparu. Encore trois quotidiens pour un canton de 500'000 habitants, on pourrait se dire que c'est beaucoup -c'est même un record en Suisse romande, où la norme est plutôt celle d'un seul quotidien cantonal... mais ces trois quotidiens sont tous fragiles, et menacés de disparaître comme déjà plusieurs journaux romands, depuis 2024 : "La Région", dans le nord vaudois, "Le Messager", dans la Veveyse, à Fribourg, et finalement c'est l'édition papier de "20 Minutes" qui devait disparaître -mais, miracle de l'Avent, on la trouve, ou la retrouve toujours dans les bistrots et même, depuis quelques jours, dans des boîtes.

Notre motion suggère de privilégier les media locaux imprimés (sans restriction de fréquence de parution, ni de nature : journaux d'information comme journaux associatifs, journaux gratuits comme journaux payants) aux media électroniques et aux plateformes non locales, parce que c'est la presse imprimée qui subit le plus durement la crise des media dans notre pays (comme dans les pays voisins). On parle donc de soutenir des "journaux", pas des écrans. Et on s'abstient de tout critère de contenu, de ligne politique ou sociale. Parce que c'est une aide à la presse imprimée qui est nécessaire, pas une aide à la seule presse qui nous convient.  Certes, une aide à la presse imprimée existe déjà, mais elle reste largement insuffisante et est essentiellement indirecte : elle permet d'alléger les coûts de la distribution à domicile et par La Poste des journaux sur abonnement, mais elle profite surtout aux titres les plus importants puisqu'elle est accordée en fonction du nombre d'exemplaires à distribuer. Et elle contestée politiquement : le Parlement fédéral avait décidé de la porter de 50 à 85 millions de francs par an pour toute la Suisse, les jeunes PLR et UDC ont lancé un référendum contre cette augmentation -le référendum a échoué au stade de la récolte de signatures, mais il rend manifeste tout de même que l'aide à la presse, même indirecte, même réduite à un ballon d'oxygène, ne fait pas l'unanimité. Ce que d'ailleurs le vote du Grand Conseil genevois confirme. 

Par quoi la presse écrite (et imprimée) est-elle menacée ? Par la concentration des titres (autrement dit "les lois du marché"...), la perte de recettes publicitaires, l'abandon du papier au profit de l'écran, la généralisation de l'"intelligence artificielle" comme outil de production de l'information diffusée... et consommée. Ces menaces pèsent sur les titres, mais aussi sur le droit à l'information, la pluralité des expressions médiatiques, l'emploi des journalistes et la pérennité des imprimeries (en mars, le dernier grand centre d'impression de Suisse romande, celui de Bussigny, a fermé, l'année prochaine, c'est celui de TX Group à Zurich qui devrait cesser de fonctionner et la "Tribune de Genève" n'est plus imprimée à Genève...

Finalement, c'est sur la démocratie que pèsent ces menaces : selon une étude de l'Université de Zurich publiée cet automne, de moins en moins de personnes utilisent les media journalistiques, autrement dit le travail de journalistes et pas les prestations d'influenceurs, pour s'informer. Près de la moitié (46,7 %) de la population suisse constitue, cette année finissante, une population "indigente en matière d'information", et cette proportion est en constante augmentation : il s'agit de personnes ne consommant pas ou très peu d'informations, ou n'en consommant principalement que sur des réseaux sociaux. L'étude ajoute que cette information diffusée sur les réseaux sociaux est de plus en plus largement produite en recourant à l'intelligence artificielle, laquelle recourt à l'information déjà diffusée pour constituer celle qu'elle produit... sans aucune rémunération des journalistes ainsi vampirisés. D'où la réponse possible à une question posée dans un débat à Lausanne il y a un mois, "à quoi servent les journalistes ?" : à nourrir ce qui tue leur profession...

La liberté de la presse, que nous sommes sans doute tous prêts à chanter, en chœur polyphonique (même l'éditeur de Tamedia et président de TX Groupe s'y est mis), suppose tout de même qu'il reste une presse. Autrement et plus précisément dit :  une presse imprimée. Sinon, le choeur polyphonique à la gloire de la liberté de la presse ne chanterait que le Lacrymosa d'un requiem à sa mémoire.

Commentaires

Articles les plus consultés